PORTRAIT DE BIG JOHN
Big John est un dinosaure, plus précisément un triceratops, il est vieux de soixante-six millions d’années, il n’est qu’un être fossile mais semble étrangement vivant. Il a été découvert dans le sol d’un ranch du Dakota du Sud et, sorti de sa vase protectrice, il est proposé à la vente à Paris.
Le tricératops est un animal fascinant, il incarne admirablement l’expression quasi colérique du buté. Il est prêt à charger sans que l’on en soit bien sûr. C’est un herbivore, il pesait près de dix tonnes à l’époque où il était dans les plaines et les zones marécageuses en quête de nourriture. Il se distingue par ses trois cornes, ce qui lui a donné son nom, et par l’ample collerette osseuse qui enveloppe son crâne.
Le contempler est une merveille, cela suscite la plus vive émotion. Il vient de loin, de ce temps confus des origines. Big John vivait au Crétacé supérieur, la toute dernière période de l’ère des dinosaures. Il résidait sur l’île de Laramidia, un territoire considérable qui s’étendait de l’actuelle Alaska au Mexique, l’un des lieux les plus favorables qui fût aux grands sauriens.
Tout commence par une balade,
un balancement
du corps et un dodelinement
de tête,
les pieds fins d’une danseuse, les membres
compacts
d’un haltérophile qui s’exerce.
À l’Hôtel Drouot, Big John se vend presque complet, très peu de son squelette a dû être compensé (son corps est dans son intégrité à 60%, son crâne à 75%), tout cela donc soixante-six millions d’années après sa disparition. Il a été découvert en 2014, exhumé en 2015 après plusieurs mois d’effort et de précaution. Acquis par une société italienne spécialisée dans la restauration des grands fossiles, il a bénéficié d’un an de soins à Trieste. Avant d’être révélé à Paris, il a ainsi vécu dans cette ville magique que j’aime tant, protégé sans le savoir par les ombres de Joyce, Zvevo et Saba.
Il est figé dans son action qui permet de saisir la démesure de son apparence. On l’imagine en train de charger, il ne fait sans doute que brouter. Néanmoins les dents dans sa mâchoire cherchent à claquer. Il garde le stigmate d’une blessure infligée par un congénère lors d’un combat, sans doute pour la suprématie de la horde, son adversaire était plus petit que lui et il n’est pas du tout certain que c’est cette atteinte, une simple lacération, qui a entraîné sa mort et son repos dans les eaux lacustres.
Ne reste bien évidemment que la part osseuse de son être, ce qui n’enlève rien à l’impression de force qu’il dégage. Il fait plus de trois mètres de haut et sa longueur dépasse les huit mètres. Vraiment une belle envergure. Son crâne est comme pour tous les tricératops d’une ampleur remarquable (deux mètres soixante-deux de long sur deux mètres de large), il pèse sept cents kilos à lui seul. Celui que Big John nous présente est le plus important de tous ceux découverts jusqu’alors.
Les cornes sont là (un mètre dix de long) et l’immense collerette osseuse autour de son cou. Les côtes sont irréelles dans leur tremblement. La queue de ce prince, penché en avant, part, elle, dans la hauteur. La reconstitution a choisi de privilégier une posture de taureau plutôt que celle d’un rhinocéros, l’animal vivant le plus proche de lui. Les pattes sont lourdes et le bassin très léger. Il avance en toute vigueur, ce tricératops qui se ploie avec aisance.
Il est là, figé, mobile, actif, rêveur,
la crainte
l’habite, il est sur ses gardes, des voisins
ont goût
de la morsure, lui se dégage et tend
ses cornes,
un grand frisson le parcourt.
Je me souviens du surnom affectueux dont nous qualifiions notre plus jeune fils quand, enfant, il faisait sa tête carrée sous le coup du refus : « Mon petit tricératops ! ». Cet animal m’est familier et nous avons pour lui une sorte d’affection. Mes enfants privilégiaient sa figurine en plastic parmi tous les dinosaures qu’ils possédaient. Si j’étais riche, à défaut d’un animal complet comme Big John, j’achèterais la tête de l’un de ses frères.
Le plus beau spécimen connu est là sous mes yeux. Il est touchant. On me permet de l’approcher et l’ami responsable de la vente, le commissaire-priseur Alexandre Giquello, m’invite même à le toucher. Étrange sensation de douceur. Je suis venu par hasard ou presque. Alors que j’examinais un tableau, objet de ma visite, j’ai entendu vanter le dinosaure exposé un étage plus haut. J’ai avalé l’escalier et je suis entré un peu au forcing. La présence du maître des lieux et notre relation de proximité m’ont rapproché de l’animal fabuleux que j’en suis même venu à caresser. C’était en somme l’enfance ressuscitée.
La mort millénaire garde à la vie une dimension de vérité. L’éternité se laisse entrevoir. La suite est la vacation elle-même. Il est fort légitimement vendu une fortune (très précisément cinq fois son estimation, six millions six-cents euros avec les frais). C’est là sa deuxième gloire après celle de demeurer. Il va retourner aux États-Unis, la boucle est bouclée. Il reste dans sa magnificence. Dans mon esprit il persistera toujours. Il m’apparaît qu’il renvoie tout à une certaine futilité, étant lui-même un défi au temps. Les mondes anciens ne cessent de nous accompagner : surprise de la survenue. Celle de Big John est un miracle qui me fascine et ne cessera d’agir dans l’épaisseur de mes rêves.
L’avoir vu est la cime, retour
dans les prairies
et les lacs, le sol est spongieux et l’air
très chaud,
il se faufile d’une colline à l’autre,
il rode
et accomplit le pur plaisir de passer.
Yves PEYRÉ
Contact :